Le mot du Doyen

2014 : cent ans après 1914, au pied du mur et avec la conviction …

Nous sommes en 2014, cent ans après 1914… et nous sommes au pied du mur avec la conviction chevillée au corps que nous sommes à l’orée d’une civilisation. Dans ce siècle, il y a eu tant d’espoirs, notamment scientifiques, technologiques et sociaux, et dans la même période il y eut tant de malheurs. Il y eut d’innombrables guerres, dont deux conflits mondiaux. Il y eut ces murs tragiques, édifiés quelquefois par ceux-là mêmes qui les ont dénoncés.

C’est ainsi que face à la porte de Brandebourg à Berlin, John Fitzgerald Kennedy, alors en visite d’Etat le 26 juin 1963 clame « Ich bin ein Berliner ! » avant d’ajouter,

« Beaucoup de gens sur cette planète ne comprennent pas réellement, ou disent ne pas comprendre, quelle est la grande différence entre le monde libre et le monde communiste. Qu’ils viennent à Berlin ! Il y en a qui disent que le communisme est l’avenir. Qu’ils viennent à Berlin ! … Et il y en a même quelques-uns qui disent que, certes le communisme est un système mauvais, mais qu’il permet un progrès économique. Ils n’ont qu’à venir à Berlin !»

A la fin de son discours, John Fitzgerald Kennedy précise alors que « La liberté n’est pas simple et la démocratie n’est pas parfaite, mais nous n’avons jamais eu besoin d’élever un mur pour conserver nos citoyens, pour éviter qu’ils ne nous fuient …»

Le 9 novembre 1989, 26 ans plus tard, ce mur est tombé. La chute de ce « mur de la honte » suscita alors l'admiration incrédule du « monde libre » et ouvrit la voie à la réunification allemande.

Mais voyez, comme un train peut cacher un autre train, un mur qui tombe, le mur de la honte, le mur de Berlin cache d’autres murs : le mur de la frontière entre les États-Unis et le Mexique, la barrière de séparation en Cisjordanie et surtout cet autre mur toujours debout, toujours plus haut, le Mur de l'argent.

En 1989, le monde « libre » auquel fait référence John Fitzgerald Kennedy est paniqué par la disparition de l'Ennemi qui lui assurait le monopole de l’idéal réalisable. Cet idéal serait celui du monde « libre », celui du monde « capitaliste ».

Dans cette période que j’ai vécue, quand tout allait mal, on pouvait dire : « Grâce à Dieu, en face, c'est pire ! Quand tout allait mal, il était possible d'affirmer:  c’est la faute au méchant communisme ! »

« Aujourd'hui, comme le capitalisme est le seul maître du terrain, il ne peut s'en prendre qu'à lui-même des contradictions qui le minent. Pourtant, il est incapable d'assurer le minimum vital de ses propres ressortissants et voici qu’en 1989, il a sur les bras les libérés des régimes de l'Est. Sans compter le Sud qui frappe à la porte ». Sans oublier à présent les pauvres de la crise, ceux de nos pays, ceux de nos démocraties, ceux-là mêmes qui sont libres et pourtant fuient ce mur dominant et invisible.

« Aujourd'hui, le monde « libre » doit leur répondre sans trahir son Credo ». Quel est donc ce Crédo, quel est donc cet ensemble de principes sur lesquels il fonde sa stratégie ? Il est très clair : « L'homme n'a pas d'autre motivation que satisfaire son intérêt le plus immédiat, c’est-à-dire celui de l'individu qui a le mieux joué des coudes afin d'imposer sa propre chance victorieuse ».

En 1931, à Genève, dans son célèbre discours sur le pourvoir de dire « non », déjà, le Mahatma Gandhi exposa avec lucidité un rouage essentiel du « capitalisme », un rouage du monde « libre » : « A la minute même où les travailleurs comprennent que le choix leur est offert de dire « oui » quand ils pensent « oui » et « non » quand ils pensent « non », le travail devient maître et le capital l’esclave … le travail n’a pas besoin de se venger, il n’a qu’à rester ferme… et s’il reste fidèle à son « non », celui-ci finira par triompher ».

Et Gandhi ajoute alors : « Mais je vais vous dire pourquoi le mouvement ouvrier si souvent capitule. Au lieu de stériliser le capital, il cherche à prendre possession du capital pour devenir capitaliste à son tour. Par conséquent, le capitalisme trouve dans le mouvement ouvrier les éléments qui soutiendront sa cause et seront prêts à le remplacer ».

Et si cet homme c’était vous. Et si chacun d’entre vous aspirait à accumuler le capital sans raison ?

Ainsi vient la question cruciale, la question à laquelle vous aurez à cœur d’élaborer mille réponses, vous qui allez faire la société humaine, il s’agit de la question sociale. Et vous avez une chance inouïe puisqu’avec la révolution copernicienne des moyens de communication de ce début de 21e siècle, cette question sociale est aujourd’hui mondiale, elle est devenue globale.

Alors, « peut-on ainsi dire qu’après l’échec du communisme, le capitalisme est le système social qui l’emporte et que c’est vers lui que s’orientent les efforts des pays qui cherchent à reconstruire leur économie, leur société ? »

« Est-ce votre modèle ? Est-ce le modèle de société humaine pour vos enfants ? Est-ce un modèle qu’il faut proposer aux peuples du monde ? »

« Vous voyez bien que les effets du système d'accumulation (des capitaux) sont si ravageurs et si meurtriers que la nécessité s'impose à tous ensemble, de créer, d’inventer un autre monde. Si nous n’agissons pas, c’est la paresse et la peur de créer qui fabriquera encore en série les prédateurs et les proies. »

Certes, la situation est complexe, mais nous avons le pouvoir d’appréhender cette complexité. Et s’il le fallait, nous pourrions faire les hypothèses les plus folles comme le suggère l’astrophysicien Hubert Reeves. Il déclarait en faisant sienne la parole d'un professeur de physique à ses étudiants : « Vos hypothèses ne sont pas assez folles pour avoir quelque chance d'être vraies. »

Dès lors, quand le possible devient impossible, quand ce quotidien, celui du possible nous semble impossible à vivre, la sagesse, le bon sens consiste à faire l’impossible, à trouver une voie nouvelle, une voie exigeante.

Chemin faisant, faites alors tomber les murs - après celui de Berlin, celui de Cisjordanie, celui du Mexique et enfin celui de l’argent, celui de l’accumulation.

Si cela vous semble impossible, alors

vous voici acculés à la raison,
vous voici acculés à la création,
vous voici acculés à prendre des risques,
vous voici acculés à innover, et enfin
vous voici acculés à vivre la vie, la vie humaine, celle qui commence avec               l'éveil à la relation et non à celui du cumul

Restez tout à la fois fidèle et rebelle, rebelle au possible et fidèle à l’impossible, et ayez l’ambition et la volonté de vaincre tous les murs de la honte.

Alors, levez vos yeux
par-delà la crise d’aujourd’hui,
par-delà votre vie, vers les espoirs de demain,
par-delà « le monde libre », vers les progrès de la liberté, vers l’humanité tout          entière

Alors, levez vos yeux par-delà les murs, vers la réciprocité, la mutualité

Alors, levez vos yeux par-delà les murs, vers l’impossible

Alors à vous les filles et fils de ce « peuple neuf, mélange de nombreux peuples vieux »(1), vainquez ensemble tous les murs de la honte, portez en vous le monde que vous voulez, un univers de prose et de poésie, une constellation de connexions nouvelles de notre arbre de vie.

                                                                                      Jean-Pierre CHABRIAT

références
(1) expression introduite par Georges Charpak lors de sa visite à la Faculté des Sciences et Technologies en 2001
(2) « Cent après … les débuts du capitalisme sauvage : le Pape » Jean Cardonnel - Centre Lacordaire, le 21 novembre 1991
(3) « Ich bin ein Berliner » John Fitzgerald Kennedy, discours de Berlin-Ouest, 26 juin 1963
(4) « Le pouvoir de dire « Non » », Mahatma Gandhi, discours sur la non-violence, Genève, 30 décembre 1931